le projet

Ici, il y a un lieu.

Un lieu où, certains matins, on croise des chevaux, des jeunes mariés en train de répéter, des apprentis footballeurs. Il y a des bâtiments de pierre épaisse, des vestiges viticoles, de larges cours et de larges ciels, une chapelle, des arbres sous la lumière, des bancs sous les arbres. Il y a des salles, des outils, des foyers, des ateliers et encore des salles.

Ici, il y a un théâtre.

Des gens y travaillent, certains depuis sa naissance, certains depuis peu, certains y ont pratiqué plusieurs métiers, connu plusieurs époques, se sont parfois sentis isolés ou encore — orgueil gaulois — irréductibles à Rome. Les souvenirs nourrissent les récits, les traces de lutte se lisent sur les murs. Pourtant, au bout des vieilles passions, leur est resté un amour profond, hospitalier, pour ce lieu, pour ce théâtre, pour ce travail. Un amour étrange, immodéré, sans nostalgie et sans rancœur, un amour étrangement intact, étrangement intègre.

Quand on est idiot, on voit d’abord cet amour-là — l’idiotie a des avantages que n’ont pas le cynisme et la naïveté.

Il faut être idiot pour faire du théâtre. Les acteurs le savent, qui font l’habit pour faire le moine. Il faut être idiot pour lutter contre la prose du monde. Pour lui arracher un poème. Et pour lutter, en scène, avec ce poème. Pour lutter, comme le font les acteurs avec leurs premiers partenaires : le public, l’espace, le temps. Et y tracer des diagonales inaperçues, des sensibilités inouïes. Les acteurs, ces sujets d’expé­rience, ces arpenteurs des possibilités humaines, savent que les pièces ne sont pas des objets, mais des champs de bataille.

Il faut être idiot pour faire du théâtre, pour s’attarder à aiguiser une œuvre, à partager une contradiction, à converser, à tenir la porte ouverte à tous les vents, à tous les gens. Surtout dans ce monde-ci. Car au travail de l’art comme aux autres, le monde livre aujourd’hui les mêmes conseils : « produisez plus » (si possible avec moins), « allez loin » (sur votre jambe restante), « brillez vite » (sans assurer le début d’une flamme).

Quand on arrive ici, on se dit qu’un autre temps aurait lieu d’être. Un autre temps qui ne serait pas le passé (dont les conservateurs déplorent la perte), qui ne serait pas non plus le futur (dont les promoteurs anticipent les bénéfices), mais un « autre » présent, « autre » seulement de s’éprouver à contre-courant des lames de fond de l’immédiateté.

C’est le temps que réclame toute création, toute pensée, tout partage.

« Ce qui est fou, dans les films de Kurosawa — mais c’est pareil chez Dostoïevski —, c’est que dans l’urgence de la situation, malgré l’urgence même de la situation, tout à coup les personnages s’arrêtent ou bifurquent pour parler, parce qu’une question est là, plus importante : qu’est-ce que ça veut dire être un samouraï ? Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui quand on est un samouraï ? »

Ce qui serait fou, c’est que dans l’urgence de la situation, malgré l’urgence même de la situation, tout à coup les gens bifurquent ou s’arrêtent pour parler, parce qu’une question est là, plus importante : qu’est-ce que c’est aujourd’hui un théâtre ? Qu’est-ce que c’est un Centre Dramatique National ? Qu’est-ce que c’est une institution ? Qu’est-ce que ça pourrait être, une institution, sous l’hypothèse d’un « autre » temps ?

À quoi l’idiot répond : il y a une autre institution, mais elle est dans celle-ci. Ce qu’il faut, c’est employer nos forces, à l’échelle de l’art, modeste et radicale, à transformer des rapports.

Alors, on a fait les idiots. On a creusé au pied de la lettre, pour en tirer des plans et des conséquences.

Les CDN, avant même d’être ainsi baptisés, avant même d’être pensés comme des théâtres dirigés par des artistes, sont nés d’aventures de troupes qui vivaient et travaillaient sur un territoire.
Partons de ça. Depuis dix ans, c’est en troupe que nous éprouvons la pensée collective d’un répertoire et d’une décision, que nous prenons les chemins qui nous semblent les plus justes, que nous aiguisons, pièce après pièce, des poèmes pour notre temps. C’est donc en troupe que nous arriverons ici. Combien serons-nous à vivre et travailler sur ledit territoire ? On lève la main. Huit, dont quatre acteurs. C’est un début. Ce sera la Troupe Associée.

Florian Onnéin

Conchita Paz

Lorie-Joy Ramanaïdou

Charly Totterwitz

Les CDN, en plus d’être des lieux de création pour les artistes-directeurs, doivent associer au minimum deux artistes, dont ils soutiendront au long cours le travail. D’accord. Nous avons des numéros. Appelons des artistes et des chercheurs, d’ici et d’ailleurs, des femmes et des hommes qui soient, chacun à leur façon, des lutteurs. Expliquons-leur l’hypothèse : être à nos côtés pour travailler, créer, questionner nos pratiques respectives, imaginer ce que peut être, pour aujourd’hui, un lieu de théâtre. On verra qui dit quoi. L’un d’eux répond : « En fait, vous ne nous demandez pas de venir prendre une part du gâteau, mais une part de responsabilité ». On n’aurait pas mieux dit. Ce sera l’Ensemble Associé.

Marion Aubert, autrice

Françoise Bloch, metteuse en scène

Jonathan Capdevielle, acteur, metteur en scène

Céline Champinot, autrice, metteuse en scène

Bruno Geslin, metteur en scène

Daniel Jeanneteau, metteur en scène, scénographe

Maguy Marin, chorégraphe

Olivier Neveux, chercheur, professeur d’Histoire et d’Esthétique du Théâtre

Les CDN, dans leur politique de programmation, privilégieront au maximum les représentations en série, afin d’assurer la présence permanente des artistes sur le territoire. Bien. D’octobre à mai, il y a huit mois. Huit mois, huit chapitres. Chaque mois, on accueillera une ou deux équipes artistiques, avec une ou deux pièces, pour deux semaines de représentations, mais les équipes pourront rester plus longtemps, travailler sur ledit territoire, rencontrer les gens. Chaque mois se construira avec les artistes et à partir d’une idée, la saison se déclinera ainsi en chapitres ou en blocs de sens, ce ne sera pas une programmation, ce sera un Programme.

Le Théâtre des 13 vents est un lieu de fabrique et de création, au sein duquel s’expérimente un autre rapport à la durée et aux temporalités de production. Un lieu « habité et travaillé » par des artistes, non seulement par l’allongement des temps de présence des équipes invitées, par le développement des résidences d’écriture et de création ; par la création d’un dispositif à destination des compagnies d’Occitanie — le Studio Libre — mais aussi par la mise en place d’un Ensemble Associé réunissant des artistes et des chercheurs, et d’une Troupe Associée travaillant au cœur du projet.

Comme le programme, le Théâtre répondra à un enjeu central : le partage de l’outil et des moyens de production selon des critères paritaires, avec des équipes artistiques, travaillant toutes, par différents biais, à l’écriture et à l’invention de formes résolument en prise avec leur temps. Ce sera La Fabrique.

Quoi d’autre, qui ne serait pas dans les textes ?

Ce que nous attendons d’un CDN.

Que l’espace du théâtre ne se limite pas au théâtre, que le théâtre se mette hors de lui, qu’il fasse du théâtre hors du théâtre, qu’il sache se déplacer autant qu’accueillir. Ce sera L’Itinérance, avec pour sa première saison, deux pièces de la Troupe Associée, par les villes et les villages, dans les salles des fêtes ou les salles de classe.

Qu’il permette aux artistes et au public de partager un chemin de pensée, de converser, de se confronter à d’autres pratiques ou d’autres œuvres. Ce seront les journées Qui Vive ! conçues chaque mois avec les artistes accueillis, un programme impromptu décidé au gré de l’actualité du théâtre (de qui s’y trouve) et du monde (de ce qui s’y passe).

Qu’il ravive l’ancienne fraternité entre l’écriture théâtrale et l’écriture poétique. Ce seront les soirées Poésie ! conduites par Félix Jousserand. Chaque mois un poète sera invité à lire ses œuvres dans un lieu de la ville et à partager une scène ouverte avec d’autres auteurs.

Qu’il travaille à défaire la distinction bien établie entre le « savant » et le « populaire », entre les transformations du monde et celles du théâtre, qu’il ouvre un espace pour la recherche et la pensée. Ce sera le séminaire mensuel d’Olivier Neveux.

Qu’il ouvre des voies vers d’autres pays, d’autres situations historiques et politiques, qu’il permette aux artistes de mettre en discussion les questions qui traversent la pratique de leur art. Ce seront les Rencontres des Arts de la Scène en Méditerranée dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée. Initiée par le Théâtre des 13 vents et conçue par un ensemble de partenaires culturels à Montpellier et à l’entour, la Biennale donne un aperçu de la création contemporaine en Méditerranée, croise des territoires géographiques et imaginaires, partager avec toutes et tous des questions artistiques et politiques, rend sensibles les contradictions et les espérances, c’est là l’idée, l’esprit qui anime cette Biennale, sa seule et simple nécessité.

Ce que vous allez lire, sur ce site, a été écrit avec l’équipe du théâtre, avec la troupe, avec les artistes que vous allez rencontrer ou retrouver cette saison.

Avec eux, nous tiendrons longtemps la porte ouverte à tous les vents, à tous les gens.

Et puisque le théâtre, par moments, se déplacera lui aussi, preuve sera faite qu’un chemin, quand les pas s’y attardent, se creuse en tous sens.

Bienvenue à tou·te·s.

Nathalie Garraud et Olivier Saccomano