C’est Peter Weiss qui l’écrit, dans les dernières pages de L’Esthétique de la résistance : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances resteraient. L’utopie serait nécessaire. Et le domaine des espérances serait plus vaste que de notre temps, il s’étendrait sur tous les continents ».
Notre temps paraît aujourd’hui s’acharner à réduire le domaine des espérances. Nous voyons les esprits et les nations s’aligner progressivement en un projet de prédation, de chaos et de férocité. Nous voyons opérer le travail de sape et de destruction des solidarités. Nous voyons la privatisation à marche forcée corrompre les regards et les intérêts. Nous voyons la terre se soulever et se tordre. Nous voyons le sort réservé aux dissidences et aux outils de la collectivité qui soutiennent encore l’art, l’enseignement, la santé. Nous voyons, sur tous les continents, les matraques éteindre les voix, les bombes briser les corps en Ukraine et en Palestine. L’Histoire ne date pas d’hier.
Mais Peter Weiss poursuit : « … de même que le passé était immuable, de même les espérances resteraient immuables. »
Le théâtre, on l’a dit plusieurs fois et on le redira, est un exercice du regard. Mais pas seulement pour voir ce que nous voyons déjà. Pour voir aussi ce qui n’est pas encore : un présent travaillé par un avenir possible, un espace tendu vers ce qui peut survenir. Le théâtre est un art de la répétition, mais il répète aussi ce qui n’a pas encore eu lieu. D’où sa perpétuelle inactualité, sa désynchronisation fondamentale. D’où son retard assumé sur la marche du monde et sa persistance obstinée à y déployer des formes encore inaperçues. C’est là, peut-être, que se loge son espérance : dans un exercice collectif du regard qui, comme le dit Jacques Rancière à propos de la pensée, produirait « des hypothèses extravagantes », dans un art qui, comme y enjoint Kafka, serait « moins un miroir qu’une montre qui avance ».
Aussi, et en dépit des resserrements politiques, économiques qui nous cernent (dont la tribune syndicale témoigne p. 99), nous allons tenir, cette saison encore, l’hypothèse que nous avions formée il y a un peu plus de six ans pour le Théâtre des 13 vents : celle du temps long et de l’hospitalité, comme conditions de l’invention, de la création et de la rencontre. Nous continuerons à inviter des équipes artistiques à habiter chaque mois le théâtre, à présenter une création ou plusieurs pièces de leur répertoire, nous continuerons à susciter un rapport aux œuvres, à la pensée et au travail des artistes plutôt qu’à des objets, nous continuerons à provoquer des rencontres impromptues et à tenir des conversations au long cours…
Nous le ferons cette saison en compagnie de Bruno Geslin, Sylvain Creuzevault, Chloé Dabert, Rébecca Chaillon, Céline Champinot, Robert Cantarella, Eléna Doratiotto et Benoît Piret, Camille Dagen et Emma Depoid. Nous le ferons avec toutes celles et ceux qui viendront répéter, écrire, travailler au Théâtre des 13 vents, avec celles et ceux qui viendront transmettre leur savoir-faire et leurs pratiques dans les ateliers, les établissements scolaires, les villages traversés par l’Itinérance. Nous le ferons avec les chercheuses, chercheurs, cinéastes, poétesses, poètes invité·e·s pour les journées Qui Vive ! ou les soirées Poésie ! Nous le ferons avec toute l’équipe des 13 vents, avec l’Association des spectateur·ice·s, et avec la Troupe Associée aux 13 vents qui achèvera la saison avec une nouvelle création, Monde nouveau, une farce anthropologique qui tentera de donner forme à ce qui nous arrive.
Nous essaierons, cette saison encore, d’entretenir une joie et un courage collectifs. C’est une boussole comme une autre, mais nous avons vu, ces dernières saisons, ce qu’elle pouvait produire de rassemblement et d’attention : un public nombreux, porté par une jeunesse admirable, des vocations déterminées, une forme discrète mais indispensable de solidarité citoyenne. Les espérances restent immuables. Alors soyons, cette saison encore, à leur écoute.
Bienvenue à toutes et tous.