Dans la période que nous traversons (mais est-ce encore une période ?), luttent jour après jour, heure après heure, la lassitude et le courage. On voit combien ce début de siècle (mais durera-t-il un siècle?), d’état d’urgence en état d’urgence, s’affaire à étouffer les tentatives de ressaisie d’un intérêt général.
On voit aussi, armés de désespoir et d’imagination, des courages prendre voix et corps, dans la jeunesse, dans les services publics, dans la rue, appelant à la transformation d’un système et de son monde.
Avec en bruit de fond le sablier, la glace qui continue à fondre.
Avouons-le sans faiblesse : dans un tel moment, parler d’art, faire du théâtre, aller en voir, peut paraître secondaire. Quant à afficher ses ambitions ou ses promesses, cela semble indécent. On peut dire sobrement qu’aucun acte n’est anodin, qu’aucune minute passée à batailler avec une forme dans un atelier, sur un plateau, à élaborer un poème en prison, à jouer dans la salle des fêtes d’un village ou d’un quartier, n’est une minute perdue. On peut redire jusqu’à plus soif qu’un théâtre public de création doit pour cela arracher du temps et de l’espace aux logiques de rentabilité, assumer des missions qu’on ne demande à nul autre, et les articuler au plus fin pour qu’un partage des forces et des moyens entre artistes et publics contribue à tisser des solidarités transversales. On peut s’y engager au prix d’âpres combats, d’échecs et de réussites, à l’échelle d’un théâtre. Même si, à plus large échelle, la défaite nous semble certains soirs inéluctable. À moins que…
À moins que, collectivement, nous ne cédions à aucune résignation.
En 1915, dans La Vie des étudiants, alors qu’il avait 22 ans en pleine guerre mondiale, Walter Benjamin écrivait : « Par voie de connaissance, chacun libérera l’avenir de ce qui le défigure.» Quelques décennies plus tard, à la fin du siècle et de sa vie, Heiner Müller répondait : «Tant qu’il y aura des maîtres et des esclaves, nous ne serons pas déchargés de notre mission. »
Cette tâche et cette mission, nous essayons de les accomplir sans faiblir ni gémir, avec nos propres armes, prenant au sérieux cet espace si modeste et si fragile qu’est un théâtre. Sans renoncer aux raisons mystérieuses, secrètes et impératives de la poésie. Considérant la poésie de théâtre comme concrète et partageable, comme un entretien permanent avec les autres sur les problèmes, petits et grands, du monde, comme un instrument de connaissance. Et le théâtre comme un lieu où partager des forces et des contradictions, où nourrir des décisions qui portent à conséquence, où batailler avec son temps.
Cette saison, nous créerons une nouvelle pièce avec la Troupe Associée et de jeunes acteur·rice·s qui nous ont rejoints. Une pièce qui dit la fin d’un monde, la beauté tragique et les forces qu’elle libère, la puissance irréductible d’une joie et d’une insoumission.
Nous inviterons des artistes et des poètes, des femmes et des hommes qui n’ont renoncé ni à la poésie ni à la contradiction, et dont les œuvres tentent, inlassablement, de fatiguer l’adversaire.
Nous travaillerons ensemble à transmettre des pratiques et des œuvres à des collégien·ne·s, des lycéen·ne·s, à des amateur·rice·s de tous bords, à d’autres artistes, des technicien·ne·s et des étudiant·e·s. Nous sillonnerons les routes avec des pièces itinérantes. Nous organiserons des rencontres dans des médiathèques, des projections de films au cinéma, des soirées Poésie ! dans des bars ou encore des Qui Vive !
Nous nous rappellerons enfin les paroles d’Ophélie, dans le Hamlet-Machine de Heiner Müller : «J’ouvre grand les portes, que le vent puisse pénétrer et le cri du monde. »
Bienvenue à toutes et tous au Théâtre des 13 vents, si bien nommé.